• Bribes

    Ao to Midori

    Aujourd’hui est un jour léger, un jour de commencement. La première goutte est tombée ce matin sur une des pierres du patio. Elle a explosé en silence, dans la douce chaleur des premières heures de juin, avant de s’étirer lentement sur la courbure du rocher. Juste à mes pieds, le divin pinceau céleste a tracé sur le sol, de sa plus belle encre noire, le point de départ de la saison des pluies.

    Je me suis assise sur le bord de la coursive en bois, avide du spectacle qui allait suivre, et j’ai attendu. Il n’aura pas fallu longtemps pour que la pierre mouillée, constellée d’une myriade de tâches disparates, se mette à chanter l’odeur de la pluie. Je respire à plein poumons cet instant fugace ou le parfum du petrichor, délicieusement enivrant, se mêle aux effluves légères des fleurs.

    Bercée par le bruit de l’eau qui tombe sur les feuilles, je laisse vagabonder mon esprit. Il se pose, comme un insecte, sur la hampe bleutée d’un hortensia. Ao. Le kanji flotte dans l’air, épais, presque tangible. Saviez-vous qu’il n’existe pas, en japonais, de mot pour désigner précisément la couleur bleue ? Ao s’oppose au rouge. Pas mûr, encore vert. La nature qui s’éveille est Ao. Le ciel paisible d’une belle journée d’été aussi, est Ao.

    Dans la lumière feutrée d’un jour de pluie, les feuilles du jardin scintillent de mille et un reflets azurs. Les gouttelettes d’eau rebondissent sur la mousse dans un étrange tintement métallique. Le vent se lève. Il apporte dans son sillage le cri apeuré d’un fûrin oublié. Je rends hommage à la sagesse de mes ancêtres : ni bleue, ni verte, sans fin et sans début, c’est la nature qui me contemple.

    – Midori ?

    On m’appelle. La pluie qui s’abat maintenant avec violence sur mes pieds nus, emporte au loin mes préjugés et délave mes illusions. Ao to Midori : le bleu et le vert, la nature et moi.

  • Bribes

    Folie douce

    Dans les ténèbres, j’avance, silencieuse et brave, le cœur enrubanné de solitude. Les combats se succèdent sans fin et inéluctablement les jours se meurent les uns après les autres. Pas âme qui vive à l’horizon, personne ne viendra à mon secours. Bientôt mes cris se font muets, mes larmes tarissent et résignée, je contemple les ruines du champ de bataille. Le regard vide, je regarde froidement le chaos de l’existence sans y prendre part. Comme je hais ce vide qui engourdie mon esprit, me bâillonne et m’épuise. Comme j’exècre cette écrasante normalité…

    Douce folie qui sommeille en moi, si tu savais comme je chérie les songes improbables que tu murmures à mon oreille. Aie pitié de moi et que brillent à nouveau dans l’immensité du ciel les tourbillons de lumières scintillantes, que jaillissent mes larmes par torrents et que mon cœur exulte de bonheurs cruels et de peines dévastatrices.

    Soit mienne, grandiose folie, car je me languis de ces élans de désirs qui me consument avec violence. Puisse me harceler à nouveau les mille délicieux tourments de la vie.

  • Bribes

    Rose

    Hérissée d’épines acérées, bordée de tendre verdure et constellée de rosée, une fleur s’ouvre dans l’air frais du matin. Sa silhouette fine et ciselée découpe dans le ciel outremer, une trouée d’un rose éclatante.

    Du cœur de la fleur entrouverte, s’échappent en silence des notes entêtantes qui m’enveloppent toute entière. Dans ses fragiles pétales, je retrouve avec délice la douceur de ta peau et le souvenir du parfum qui se cache au creux de ton cou. Avec précaution, je soulève le lourd couvercle qui scelle âme et emprisonne mon esprit. Je ferme les yeux et lentement, je m’abandonne au dangereux plaisir de ressentir.

    Lumineux comme un jour d’été, léger comme une brise tiède, mon cœur palpitant explose alors d’une tendresse infinie. Teintées d’une belle et délicate mélancolie, mes plus douces pensées s’envolent vers les cieux, libres comme des oiseaux.

    Une rose pour ma Rose.

  • Bribes

    Le pardon

    Emmurée vivante à l’intérieur de moi même, coupée du monde par une frontière invisible, j’attends. Les minutes s’égrainent, les heures passent, les jours défilent. Pas âme qui vive… Personne ne passera jamais les lourdes portes ma prison et pourtant, l’espoir refuse de s’éteindre, la vie s’accroche, tenace. Assise dans l’immensité du néant, je converse doucement avec moi même. Condamnée à perpétuité, de mon premier cri jusqu’à mon dernier souffle, la sentence est immuable. Délicatement, je tends la main vers une ombre recroquevillée. Je l’effleure du bout des doigts, elle tressaille. Je t’ai perdue il y a si longtemps déjà, étrange petite fille, que ton sourire est tombé dans l’oubli. Abandonnée dans le noir, des années durant, au milieu des ombres et des démons, tu as lutté seule pour survivre. D’un revers de la main, j’ai balayé les larmes silencieuses de ta détresse qui roulaient sur ma joue. Puisses-tu un jour me pardonner, d’avoir eu peur de toi ?

  • Bribes

    Azur

    Dans l’immensité du ciel azur, tintent joyeusement de minuscules cristaux de glace. Leurs arrêtes, affûtées comme de fines lames tranchantes, lacèrent le bleu uniforme de la toile du monde. Je sens leur pointes aiguës effleurer ma peau nue, tandis que le soleil du matin se fait timidement caressant. Mon esprit chavire, tourbillonne, mes sens pétillent et dans un souffle de vie, mon cœur brusquement s’éveille. Autour de moi, c’est l’univers tout entier qui scintille.

  • Bribes

    Sur le rivage

    Ce matin, sur le rivage de ma conscience, déferlent lentement de puissantes vagues d’espoir. Le clapotis de l’eau teintée de larmes, encore chargé du chagrin de la tempête, résonne doucement dans le silence de mon esprit. Un parfum d’éternité flotte dans l’air. Je ferme les yeux, j’écoute la caresse éblouissante du vent tiède qui m’enveloppe. Mes sens et mon âme s’entremêlent et, à l’unisson, laissent échapper un cri muet d’une rare violence : je suis. Les premiers rayons de l’aube effleurent tendrement la surface luisante de l’eau claire, où scintillent un millier d’étoiles éphémères. Le jour se lève.

  • Bribes

    Tic-tac

    Le martèlement lourd du temps qui assassine implacablement les secondes résonne dans ma tête. Plus âme qui vive. La nuit est d’encre. Je suis fatiguée. 

    Mon coeur est lourd, englué dans un épais goudron noir qui l’étouffe. A chaque instant il lutte, s’accordant maladroitement aux tambours du temps pour battre sa funeste mesure. Les dissonances qui s’étirent me déchirent. J’ai froid.

    Ma tête est lourde, écrasée par le poids des questions, embrumée par les larmes. Mes mains glacées dansent sur le clavier, irréelles, légères et transparentes… deux spectres dans la nuit noire et silencieuse. J’ai peur.

    Tic-tac, le temps s’écoule.

    Tic-tac, la vie s’envole.

    Tic-tac… c’est déjà trop tard.