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Asile
“Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ?”
Lewis Carroll
Les mots sont devenus froids, glacés et insipides. On dirait qu’ils sont morts. Les lettres ont arrêté de danser sur les pages, les lumières se sont éteintes. Tout est devenu gris, aussi gris que le ciel. Le couvercle de nuages épais qui écrase le parc au dehors a dévoré jusqu’aux ombres. Le monde, plat comme une feuille de papier, ressemble à une photo usée. La pluie qui tombe sans relâche depuis des jours a fait ruisseler les couleurs, et les a emportées au loin. Elles se sont effacées lentement, avec pudeur, pour laisser place à une subtile harmonie de gris. Du gris souris, du gris perle, du gris argent et même quelques notes d’anthracite. La grisaille qui s’étend inexorablement a fini par éteindre mon cœur, je n’ai simplement plus envie. A quoi bon soulever ce livre s’il ne me murmure plus ses secrets ? Les rêves sont faits d’espoir et de liberté, pas de poussière et de chagrin.
– Qu’est-ce que tu lis ?
Une fillette s’est approchée de moi, et désigne de la pointe du menton le volume posé sur mes genoux.Je ne lis rien. Je crois que ce livre n’a plus envie d’être lu.
– C’est le livre qui décide ?
– Pas toujours. Mais celui-là si. Il n’a pas le moral lui non plus.
– C’est pour ça que tu es ici, parce que tu n’as pas le moral ?
– Je ne sais pas… C’est ce qu’on m’a dit. Moi je crois surtout que j’étais fatiguée de penser.
– De penser à quoi ?
– A tout ! Mais ça va mieux, maintenant, je ne pense plus à rien.
– Et rien c’est mieux que tout ?
– Pas vraiment. Maintenant je suis triste, parce que le vide ne contient rien du tout, même pas de joie.
– Alors tu devrais mettre des choses dans ton vide. Comme ça ce serait plus gai.
– Quelles choses ?
– Plein de choses ! Tout ce qui est doux, tout ce qui est beau, tout ce qui sent bon…
– Et ensuite ?
– Ensuite quand le vide sera plein, ce ne sera plus du vide.
Une infirmière est arrivée pour ramener la petite Rosalie dans sa chambre. Elle n’avait pas le droit de descendre seule dans la salle commune. Cette enfant n’a que la peau sur les os, son vide à elle saute aux yeux.
Je suis restée un long moment à repenser à notre conversation. Tout semblait si simple dans sa bouche. Sa voix douce et fluette, ses nattes blondes terminées par un élastique rose. Je vais déposer un son et une couleur dans mon vide. Je réfléchi. Elle a raison, c’est déjà moins triste avec un peu de vie. Brusquement le livre glisse de ma main. Il tombe sur le sol et s’ouvre à la première page du premier chapitre.
– Tu as envie d’être lu, toi, maintenant ?
Le chuchotement du papier sous mes doigts a repris. Le livre se réveille. Les mots s’agitent, impatients. Ils se bousculent un peu, se chamaillant pour être les premiers. Je me plonge avec curiosité dans le récit. Rapidement, des couleurs s’en échappent et tachent mes doigts. Il y en a partout… Plus je lis et plus elles sont nombreuses, et vives aussi. Une ribambelle de notes de musique, d’odeurs et de sensations se faufilent à leur suite. Le monde n’est plus aussi gris. Et je ne suis plus aussi vide.
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L’envol
Comme oses-tu, bourreau, piétiner mes sentiments de cette insouciante allégresse, ignorer mes larmes brûlantes et rester sourd aux tourments qui me déchirent ? Réclame ton dû, Priape, et admire le spectacle ! Dans un bruissement d’étoffe, la danse macabre et grotesque déploie ses ailes. Le cœur vide, je m’abandonne et assiste impuissante à l’agonie de mes sentiments. Le râle pesant de ton égoïsme bourdonne à mes oreilles. Replié au plus prodond de mon être, à l’abris des regards, mon esprit s’échappe de sa prison charnelle et dans l’infini étoilé, je m’envole, enfin libre.
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Etincelle
Mon corps est lourd, mon cœur est las. Ma tête encore embrumée des songes de cette trop courte nuit flotte parmi les ombres. L’esprit vide, je hante les limbes de ma conscience, tel un spectre à l’existence indécise. Les rubans noirs de la nuit s’attardent, folâtrant quelques instants encore dans la lumière naissante de l’aube. Un nouvelle étincelle de vie jaillit et mon cœur lentement se consume. Que le bonheur est cruel.
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La tempête
Les lames aiguisées et tranchantes de mes pensées dansent et m’assaillent, lacérant maladroitement ma chair et mutilant en silence les profondeurs de mon âme. Amputée de la dernière lueur d’espoir, je m’abandonne toute entière au chagrin, car une fois encore, la vacuité de l’existence a pris le dessus. Sombre comme un ciel d’orage, mon esprit embrumé a cessé la lutte : dans la noirceur des ténèbres, des larmes écarlates et poisseuses roulent sur mon cœur meurtri. J’écarte les bras et te serre contre moi avec la tendresse d’une mère et je t’accepte enfin, oh désespoir. Je t’accueille tout entier. Emporte-moi au loin, réduit mes os en poussières et libère moi dans le vent, pour que ne subsiste après moi qu’une éblouissante et meurtrière tempête de sable blanc.
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37 ans
Avale moi, belle nuit d’encre, fait moi sombrer dans les profondeurs silencieuses des ténèbres et disparaître à jamais. Plus de pleurs, plus de cris, pas même un dernier soupir, car dans l’immensité de l’abîme règne un calme absolu : ni tempêtes, ni tourments et à perte de vue, le néant. Brûle jusqu’aux cendres le chiffon noirci de mon âme endolorie, resserre cet étau qui m’oppresse jusqu’à réduire en poussière le morceau de charbon qui gît là ou jadis battait un cœur. Change-moi pierre et scelle de ce lourd couvercle le tombeau ou repose mon éternelle désillusion. En ce jour où je suis née, l’implacable couperet de la solitude arrache, une fois encore, un des derniers fragments d’espoir…