Micro Nouvelle

Yasai

Haru regarda le petit écran incrusté sur le dessus de sa manche. Il était presque 19h, l’heure du dernier Kudari pour quitter Gun-0. La simple idée de se retrouver coincée ici, dans le district le plus profond, le plus sombre et le plus mal famé de la ville, lui donnait la chair de poule. Elle résidait et travaillait au niveau Gun-2, le quartier calme et tranquille des classes moyennes. Les habitants des étages élevés s’enfonçaient rarement jusqu’au sol, mais Haru travaillait au recensement de la flore sauvage qui germait dans les interstices du béton. Elle avait récolté à Gun-0 des échantillons de plantes qui avaient appris à survivre dans ces ruelles continuellement plongée dans la pénombre, écrasées par les immenses gratte-ciels et les routes suspendues. Des mousses épaisses, des feuilles d’un vert intense et de minuscules fleurs vivaces semblaient éclore un peu partout. La vie foisonnait dans la surface craquelée du sol usé et jusque sur les murs, où de fines racines s’enfonçaient dans les fentes, faisant jaillir d’improbables plantules à hauteur des yeux.

Une odeur de métal et de caoutchouc brûlé la prit à la gorge lorsqu’elle s’engouffra dans le hall de l’élévateur. Les murs carrelés étaient couverts d’autocollants qui dansaient sous la lumière vacillante d’un néon froid. Le grondement du mécanisme qui extirpait les nacelles vitrées des bas-fonds vers la lumière faisait trembler les murs. Elle remonta son écharpe sur son nez et huma la douce odeur de lessive et de parfum. Comme elle avait hâte de rentrer chez elle…

Un jeune homme avait passé la tête par l’encadrement de la porte. Il entra d’un pas élastique, s’appuya dos contre le panneau d’interdiction et alluma une cigarette. Haru le dévisageait avec étonnement. D’aussi loin qu’elle se souvienne, c’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un commettre une infraction en public. Le jeune homme planta son regard dans le sien et sourit, visiblement amusé par sa réaction effarouchée. Confuse, elle se retourna vivement et fit mine de lire le panneau situé au-dessus de la borne de paiement. Elle n’avait jamais remarqué que le prix du Kudari augmentait avec la profondeur. Pour passer de Gun-0 à Gun-1, il fallait payer presque quatre fois plus cher que pour passer de Gun-1 à Gun-2. Les habitants des étages inférieurs, aux revenus bien plus modestes, ne pouvaient donc que rarement monter dans les districts plus élevés…

Sinon, ils remonteraient tous… pensa-t-elle.

Maintenant qu’elle était là, à fouler le sol des laissés pour compte, une compréhension nouvelle de son monde émergeait. Pour la première fois sa vie, elle avait commencé à envisager les choses non plus de son point de vue, mais de celui de quelqu’un d’en bas.

La porte du Kudari s’ouvrit dans un grincement métallique. Elle avança et se colla au fond pour laisser de la place. Le jeune homme n’avait pas bougé et la regardait toujours fixement. Il finit par écraser sa cigarette, s’avança et lui tendit un petit objet noir, fin et rectangulaire.

– Vous l’avez fait tomber dans la rue, en cueillant une Yasei.

Il bondit en arrière et la porte se referma avant qu’Haru ait eu le temps de le remercier. Elle appuya l’écran de sa manche contre le valideur et la nacelle se mit en branle. Dans un morceau de papier coincé entre la tablette qui lui servait à prendre ses notes et l’étui de protection, elle découvrit trois petites fleurs sauvages aplaties.

Elle regardait par la vitre les étages défiler, la ville changer, devenir claire et lumineuse. Lorsqu’elle franchit enfin le seuil de Gun-2, son district familier avait pris une autre dimension. Dans les rues propres et aseptisées, aucune fleur sauvage ne poussait. La nature était parfaitement ordonnée, rangée dans de longs bacs en pierre le long des murs, aussi froide et rigide que la ville tentaculaire qui s’étendait à perte de vue. Elle ouvrit l’étui et contempla à nouveau les trois petites Yasei blanches. Sauvages.