Mémoire de Loch
Les adultes sont bêtes, ils ne comprennent pas ce qui est important. A quoi ça sert de venir passer les fêtes de fin d’année en Ecosse, au bord du Loch Ness, si on n’essaye même pas d’apercevoir le monstre ? Pas la journée, au milieu de la foule compacte et bruyante, mais le soir, à la tombée de la nuit, quand tous ces touristes idiots sont en train de faire la fête dans leur hôtel à faire exactement comme si ils étaient n’importe où ailleurs.
Pour avoir la paix, j’ai dit que j’avais envie de retourner jouer dans la chambre avec les jeux que j’ai eu à Noël. Je dois bien me préparer. J’ai beau être plutôt du genre courageux pour un enfant de neuf ans, sortir tout seul en pleine nuit ça me fiche quand même un peu la trouille… Heureusement que notre hôtel est vraiment juste à côté du Loch, je n’ai qu’une centaine de mètres à faire pour aller au point d’observation que j’ai repéré cet après-midi. C’est un rocher un peu creux, abrité du vent, avec une vue sur presque toute l’étendue d’eau depuis le haut de la falaise. J’ai ma lampe de poche, des piles de rechange, l’appareil photo de papa que j’ai pris dans son sac et des petits gâteaux que j’ai chipé au buffet de l’hôtel.
Pour un sale temps, c’est un sale temps… il fait froid de canard. J’ai calé l’appareil photo sur mes genoux et je regarde dans le viseur depuis au moins une demi-heure, mais il ne se passe rien. Le reflet du croissant lune ondule tranquillement de la surface de l’eau, et danse sur milles petites rides. J’ai drôlement froid aux mains et je commence à avoir sommeil. Ma cachette est beaucoup moins confortable que ce que j’espérais. J’ai fermé les yeux une seconde à peine et quand je les ai rouverts, j’étais juste au bord de l’eau ! Comment suis-je arrivé jusque là ? L’instant d’avant j’étais au moins six mètres au-dessus, au sommet de la falaise. Je regarde mes vêtements, mes jambes, mes bras. A part quelques traces de boues, je vais bien. Je ne suis pas tombé, je n’y comprends rien. L’appareil photo fonctionne toujours, j’ai vérifié. Les petites vagues se rapprochent de mes pieds, je recule un peu pour ne pas me faire mouiller. Quand soudain, une grosse bosse se forme à la surface de l’eau. Une petite tête au sommet d’un long cou émerge et me regarde. Je devrais avoir peur mais il y a chez cette créature un je ne sais quoi de timide… On dirait qu’elle a plus peur de moi que moi d’elle. Je cherche dans ma poche les biscuits et lui en lance un. Il flotte un instant sur l’eau, puis d’un grand coup de gueule, la créature l’engloutit. Elle fait des yeux tout ronds maintenant. Elle a l’air d’aimer le chocolat ! Je lui lance les trois autres et m’excuse de ne pas en avoir plus. Pour une grosse bête comme elle, ça ne fait pas beaucoup…
J’entends des voix qui crient mon nom, je me retourne pour voir qui m’appelle. Je viens de cogner la tête dans le rocher. Je me frotte le crâne en lâchant un juron. Mais ? Je suis de nouveau dans ma cachette ! Je regarde le Loch, parfaitement calme, en contrebas. Ce n’était qu’un rêve alors… Je me suis juste endormi. Je fais vite une dernière photo et je file retrouver mes parents, sinon ils vont s’inquiéter.
J’avais tout oublié de cette histoire, absolument tout, jusqu’à aujourd’hui. A la recherche d’une photo de ma grand-mère pour aider mon fils à faire son arbre généalogique, j’ai retrouvé dans le grenier les photos de ces vacances au bord du Loch. J’ai retrouvé trois photos prises cette nuit-là. Deux sur la falaise, avec l’immensité d’eau qui s’étend jusqu’à l’horizon, et une sombre et mal cadrée de mes pieds, debout sur les cailloux, sur le point de se faire mouiller par de l’écume…