Micro Nouvelle

Cracked open

Le corps humain a cette incroyable faculté à oublier la douleur. Les sensations se sont dissipées, enrubannées par le voile du temps qui passe. Le seul souvenir qui subsiste, aussi vif qu’au premier jour, est celui du bruit de l’os qui craque. Longtemps après, il résonne encore. Puissant, mat et légèrement humide. J’ai pris l’habitude de briser les petits os du poulet au repas. L’os commence par plier, se tordre, lutter avec indolence. Il se déforment lentement jusqu’à cet instant fascinant, ce bruit de succion presque imperceptible qui annonce le point de rupture.

La pulpe de mes doigts court le long de la cicatrice. La peau a absorbé les points, c’est à peine si je devine le métal sous la chair. Quelques centimètres plus haut et la balle pénétrait l’orbite. Elle aurait traversé le lobe temporal, arraché la dernière étincelle de vie avant de ressortir dans une implacable explosion de l’occiput. Les autres n’ont pas toutes eu cette chance. Cette seule pensée fait ressurgir du néant l’odeur omniprésente du sang. J’ai recommencé à frotter nerveusement les manches de mon chemisier. Je n’arriverai jamais à me laver de ces souvenirs.

Le tintement soudain de la clef dans la serrure me fait bondir. Le cliquetis métallique ressemble à s’y méprendre au murmure qui précède la mort, lorsque le chien enclenche la détente. Rachel est rentrée. Elle pose sur moi ce regard si doux qu’il ressemble à une caresse. Elle s’apprête à parler mais se ravise. Sa bouche charnue, parée de rouge, illumine son visage. Ses lèvres se serrent dans un délicat sourire. J’aime la façon dont sa petite mâchoire les force à s’entrouvrir si elle n’applique pas une légère pression. Elle tient dans ses mains un paquet plat, entouré de papier kraft. Elle s’agenouille à côté du fauteuil pour le déposer sur mes genoux. Des pans écartés de son manteau, s’échappe un morceau de toile bleue. Ce bleu tendre devenu douloureux, de la blouse d’infirmière que jadis, moi aussi je portais. Ses sourcils s’inclinent légèrement, comme à chaque fois qu’elle s’apprête à me demander quelque chose. Je pense qu’elle en joue sciemment, elle a parfaitement conscience que pour ce grand regard innocent, je vendrais mon âme. Ses mains guident les miennes sur l’ouverture du papier. Le contact de sa peau est tiède et doux. Les notes délicates du parfum qu’elle porte au creux de son cou se mêlent à l’odeur des gouttes de pluie sur le papier. A cet instant plus rien ne compte, le monde peut s’arrêter de tourner.

Le papier se déchire dans un long soupir. La lumière qui accroche la surface lisse projette sur mon visage de petits éclairs. Je rabats le papier, je détourne la tête. Je ne veux pas, je ne peux pas.

Rachel a posé sa main sur ma joue. Son visage est si proche que je sens son souffle se mêler au mien.

– C’est fini. Tout est fini. Plus de gueule cassée, plus de bandages, tu es magnifique.

– C’est faux !

– Si tu pouvais te voir avec mes yeux… Si tu le pouvais, ne serait-ce qu’un seul instant, alors que tu saurais.

Elle se glisse derrière moi. Ses bras m’entourent pour saisir le miroir. Pendant un bref instant, c’est elle qui apparaît. Elle est si calme, si belle. Puis doucement, mon reflet se faufile dans le cadre. Un visage que je ne reconnais plus… j’ai fui les miroirs si longtemps. Je le redécouvre avec appréhension, puis curiosité. La cicatrice qui descend le long de ma mâchoire est fine et régulière, à peine plus claire que la peau. Un bien mince tribut pour avoir survécu à la troisième guerre mondiale.